De Tanger à Alexandrie

Le cheikh Abou Abd Allah (Ibn Battûta) dit ce qui suit : Je sortis de Tanger, lieu de ma naissance, le jeudi, 2 du mois de redjeb, le divin et l’unique, de l’année 726 (14 juin 1325 de J.C.), dans l’intention de faire le pèlerinage de la Mecque et de visiter le tombeau du Prophète. (Sur lui soient la meilleure prière et le salut !) J’étais seul, sans compagnon avec qui je pusse vivre familièrement, sans caravane dont je pusse faire partie ; mais j’étais poussé par un esprit ferme dans ses résolutions, et le désir de visiter ces illustres sanctuaires était caché dans mon sein. Je me déterminai donc à quitter mes amis, et j’abandonnai ma demeure comme les oiseaux abandonnent leur nid. Mon père et ma mère étaient encore en vie. Je me résignai douloureusement à me séparer d’eux, et ce fut pour moi comme pour eux une cause de maladie. J’étais alors âgé de vingt-deux ans.

Je me mis en route sous le règne du prince des croyants, du défenseur de la religion, qui combat dans la voie de Dieu, et dont la libéralité a fourni matière à des récits transmis par une tradition non interrompue ; les monuments de sa munificence jouissent d’une célébrité qu’attestent des témoignages authentiques ; son époque est ornée de la parure de son mérite, et les hommes vivent dans l’abondance à l’ombre de sa miséricorde et de sa justice. Je veux parler du saint imâm Abou Sa’îd, fils de notre seigneur, le prince des croyants et le défenseur de la foi, qui, par ses résolutions vigoureuses, a ébréché le tranchant du sabre du polythéisme ; dont les glaives acérés ont éteint le feu de l’impiété en répandant des flots de sang ; dont les escadrons ont détruit les adorateurs de la croix, et dont la conduite dans la guerre sainte a été digne d’honneur : le saint imâm Abou Yoûcef, fils d’Alîd alhakk. (Que Dieu renouvelle pour eux son approbation, qu’il arrose de la pluie de ses dons leurs mausolées sanctifiés, qu’il leur accorde la plus belle des récompenses en faveur de l’islamisme et des musulmans, et qu’il conserve l’empire à leurs descendants, jusqu’au jour du jugement dernier !)

J’arrivai dans la ville de Tlemcen, qui avait alors pour sultan Abou Tâchifîn Abd arrahmân, fils de Moùça, fils d’Othmàn, fils d’Yaghmorécen, fils de Ziyân. J’y rencontrai les deux ambassadeurs du roi de l’Afrikiyah (c’est-à-dire, de Tunis), le feu sultan Abou Yabia, savoir le kadi des mariages à Tunis, Abou Abd Allah Mohammed, fils d’Abou Becr, fils d’Aly, fils d'Ibrâhim annefzâouy, et le pieux cheikh Abou Abd Allah Mohammed, fils de Hoceïn, fils d’Abd Allah alkorachy (le koreïchite), azzobeïdy (ce dernier surnom venait de ce qu’il était originaire d’une bourgade appelée Zobeïd, et située sur la côte voisine de Mahdiyah). Azzobeïdy était un homme distingué ; il mourut en l’année 740 (1339-40).

Au moment même où j’arrivais à Tlemcen, les deux ambassadeurs susmentionnés en sortaient. Un de mes confrères me donna le conseil de les accompagner. Je consultai à ce sujet la volonté de Dieu, et, après avoir passé trois jours à Tlemcen pour me procurer ce qui m’était nécessaire, je sortis de cette ville et marchai en toute hâte sur les traces des deux ambassadeurs. Je les rejoignis dans la ville de Miliânah. C’était alors la saison des premières chaleurs de l’été. Les deux fakîhs tombèrent malades, ce qui nous retint pendant dix jours, au bout desquels nous partîmes. Comme la maladie du kadi avait fait des progrès, nous nous arrêtâmes durant trois jours dans un endroit bien arrosé, à quatre milles de Miliânah. Le matin du quatrième jour, le kadi rendit le dernier soupir. Son fils Abou’tthayib et son compagnon Abou Abd Allah azzobeïdy retournèrent à Miliânah, et y ensevelirent son corps. Je les quittai en cet endroit et je me mis en route, en compagnie d’une caravane de marchands de Tunis, parmi lesquels se trouvaient Albadjdj Maçoùd, fils d’Almontacir albadjdj aladaouly, et Mohammed, fils d’Albadjar.

Nous arrivâmes à la ville d’Alger, et séjournâmes quelques jours dans son voisinage, attendant le cheikh Abou Abd Allab et le fils du kadi. Lorsqu’ils nous eurent rejoints, nous nous dirigeâmes tous, par la Mitîdjah, vers la Montagne des chênes (Djehel azzân) après quoi, nous arrivâmes à la ville de Bougie. Le cheikh Abou Abd Allah y logea dans la maison de son kadi, Abou Abd Allah azzouâouy. Abou’tthayib, fils du kadi, logea dans la maison du fakîh (jurisconsulte) Abou Abd Allah almofassir. Bougie avait alors pour émir (commandant) Abou Abd Allah Mohammed ben Seyid annâs, le chambellan (alhâdjib). Or, un des marchands de Tunis en compagnie desquels j’avais voyagé depuis Miliânah, le nommé Mohammed, fils d’Al-hadjar, dont il a été fait mention plus haut, était mort, laissant une somme de trois mille dinars d’or, qu’il avait confiée par testament à un individu d’Alger nommé Ibn Hadidah, afin que celui-ci la remît à Tunis entre les mains de ses héritiers. Ibn Seyid annâs, ayant eu connaissance de ce fait, enleva la somme des mains du dépositaire. C’est le premier acte d’injustice dont j’aie été témoin de la part des agents et des lieutenants des Almohades.

À peine étions nous arrivés à Bougie que je fus pris de la fièvre. Abou Abd Allah azzobeïdy me conseilla de m’arrêter en cette ville jusqu’à ma guérison ; mais je refusai de suivre cet avis, et je répondis : « Si Dieu a résolu ma mort, que du moins elle arrive pendant que je serai en route pour me rendre dans le Hedjaz. – Si telle est ta résolution, me dit-il alors, eh bien, vends ta monture et tes bagages les plus pesants ; je te prêterai une monture et une tente, et tu nous accompagneras peu chargé. Nous marcherons en toute hâte, de peur d’éprouver en chemin la perfidie des Arabes. » Je me conformai à ses conseils, et Abou Abd Allah me prêta les objets qu’il m’avait promis. (Puisse Dieu l’en récompenser !) Ce fut le commencement des grâces divines dont je fus l’objet pendant le cours de ce voyage au Hedjaz.

Cependant nous voyageâmes jusqu’à ce que nous fussions arrivés près de Constantine, et nous campâmes en dehors de cette ville. Mais nous fûmes surpris par une pluie abondante, qui nous contraignit à sortir de nos tentes pendant la nuit, pour nous réfugier dans des maisons voisines. Le lendemain matin, le gouverneur de la ville vint au-devant de nous. C’était un chérif très distingué que l’on appelait Abou’lhaçan. Il examina mes vêtements, que la pluie avait salis, et ordonna qu’on les lavât dans sa maison. L’ihram (fichu que les Arabes d’Espagne et d’Afrique roulaient autour de leur tête) était tout usé. Cet officier m’envoya, pour le remplacer, un ihram d’étoffe de Baalbec, dans l’un des coins duquel il avait lié deux dinars d’or. Ce fut la première aumône que je reçus pendant mon voyage.

Nous partîmes de Constantine et marchâmes sans nous arrêter jusqu’à la ville de Bône (Boûnah), où nous demeurâmes plusieurs jours. Nous y laissâmes les marchands de notre compagnie, à cause des dangers que présentait le chemin ; quant à nous, nous voyageâmes avec promptitude et nous marchâmes sans nous arrêter. La fièvre m’ayant repris, je m’attachai sur ma selle avec un turban, de peur de tomber, tant ma faiblesse était grande. Il ne me fut cependant pas possible de mettre pied à terre, à cause de la frayeur que je ressentais, jusqu’à ce que nous fussions arrivés à Tunis. Les habitants de cette ville sortirent à la rencontre du cheikh Abou Abd Allah azzobeïdy et d’Abou’tthayib, fils du kadi Abou Abd Allah annefzâouy. Les deux groupes s’approchèrent l’un de l’autre en se saluant et en se posant des questions. Quant à moi, personne ne me salua, car je ne connaissais aucun de ces gens-là. Je fus saisi en moi-même d’une telle tristesse que je ne pus retenir mes sanglots, et que mes larmes coulèrent en abondance. Un des pèlerins remarqua l’état où je me trouvais, et s’avança vers moi en me donnant le salut et en me réconfortant. Il ne cessa de m’égayer par sa conversation, jusqu’à ce que je fusse entré dans la ville ; j’y logeai dans le collège des libraires.

DU SULTAN DE TUNIS

Lorsque j’entrai dans cette ville, elle avait pour sultan Abou Yahia, fils du sultan Abou Zacariâ Yahia, fils du sultan Abou Ishâk Ibrâhîm, fils du sultan Abou Zacariâ Yahia, fils d’Abd alouâhid, fils d’Abou Hafs, il y avait à Tunis un certain nombre de savants du premier mérite, parmi lesquels je citerai le kadi de la communauté Abou Abd Allah Mohammed, fils du kadi de la communauté Abou’labbâs Ahmed, fils de Mohammed, fils de Haçan, fils de Mohammed alansâry alkhazradjy, originaire de Valence, mais d’une famille établie à Tunis. C’est lui qui est connu sous le nom d’Ibn alghammâz (le fils du sycophante). Je mentionnerai encore le prédicateur Abou Ishâk, fils d’Ibrâhîm, fils de Hoceïn, fils d’Aly, fils d’Abd arréfy’arriba’y, qui fut aussi investi de la dignité de kadi suprême sous cinq règnes ; et le jurisconsulte Abou Aly Omar, fils d’Aly, fils de Kaddâh alhaouâry, qui fut aussi kadi de Tunis. Ce dernier était au nombre des plus éminents oulémâs. Il avait coutume de s’adosser, chaque vendredi, après la prière, contre une des colonnes de la grande mosquée connue sous le nom de Djâmi azzeïtoûnah ; les habitants de la ville lui soumettaient leurs affaires litigieuses et lui demandaient un fetoua (décision juridique). Quand il avait fait connaître sa décision sur quarante questions, il s’en retournait.

La fête de la rupture du jeûne eut lieu pendant mon séjour à Tunis, Je me rendis au moçalla, où les habitants étaient réunis en grand nombre pour assister à cette fête. Ils étaient sortis revêtus de leurs plus beaux habits et dans le plus pompeux appareil. Le sultan Abou Yahia arriva à cheval, accompagné de tous ses proches, de ses courtisans et des officiers de son empire, qui marchaient à pied dans un ordre merveilleux. La prière fut récitée, et après que le sermon fut terminé, les assistants s’en retournèrent dans leurs demeures.

Au bout de quelque temps, la caravane du Hedjaz fit choix pour la conduire d’un cheïkh nommé Abou Ya’koûb assoûcy, qui habitait Iklibiah, ville de l’Afrikiyah. La majeure partie des gens de la caravane étaient des Masmoudites. Ils me choisirent pour leur kadi. Nous sortîmes de Tunis à la fin du mois de dhou’lka’deh, en suivant le chemin qui longe le rivage, et nous arrivâmes à la ville de Soûçah, C’est une place de peu d’étendue, mais jolie et construite sur le bord de la mer, à quarante milles de Tunis. De Soûçah, nous nous rendîmes à la ville de Syphax, près de laquelle se trouve le tombeau de l’imâm Abou’lhaçan allakhmy le mâlikite auteur du traité de jurisprudence intitulé Tabsiret fulfikh (Èclaircissement sur le droit). Ibn Djozay dit que c’est à propos de la ville de Syphax que Aly, fils de Habîb attonoûkhy, a composé ces vers :

Que Dieu fertilise la terre de Syphax ! ville riche en palais et en oratoires ;
Que Koceïr, qui s’étend jusqu’au golfe, soit protégé, ainsi que sa citadelle élevée.
Lorsque vous la visitez, la ville a l’air de vous dire : Soyez le bienvenu !
Et la mer, qui tantôt s’éloigne d’elle et tantôt la baigne,
Ressemble à un amant qui désire visiter son amie, mais qui se retire dès qu’il aperçoit les sentinelles.

Dans un sentiment tout à fait opposé à celui qu’expriment ces vers, le savant et l’élégant Abou Abd Allah Mohammed, fils d’Abou Témîn, qui était au nombre des littérateurs les plus laborieux et les plus féconds, a composé les vers suivants :

Que la vie des habitants de Syphax soit troublée ! que la pluie, même tombant avec abondance, ne fertilise pas son territoire !
Ville dangereuse ! quiconque descend sur sa plage a deux ennemis à y redouter : les chrétiens et les Arabes.
Combien de gens ont erré sur le rivage, dépouillés de leurs marchandises ; combien d’autres, sur l’Océan, ont eu à pleurer leur captivité et une mort imminente.
La mer elle-même a reconnu la turpitude des habitants de Syphax, et toutes les fois qu’elle a été sur le point de s’en approcher elle s’est enfuie.

De Syphax, nous arrivâmes à la ville de Kâbis et nous nous logeâmes dans son enceinte. Nous y passâmes dix jours, à cause des pluies incessantes. Ibn Djozay fait observer que c’est à propos de Kâbis qu’un poète a dit :

Hélas ! que sont devenues ces nuits délicieuses passées dans la plaine, près de Kâbis ?
Lorsque je me les rappelle, mon cœur brûle, comme un charbon ardent dans les mains d’un kâbis (celui qui cherche du feu).

Nous sortîmes enfin de la ville de Kâbis, nous dirigeant vers Athrâbolos (Tripoli de Barbarie). Cent cavaliers, ou même davantage, nous escortèrent pendant plusieurs marches. La caravane était, en outre, accompagnée d’un détachement d’archers. Les Arabes craignirent ceux-ci et évitèrent leur rencontre. Dieu nous protégea contre leurs attaques. La fête des sacrifices (10 de dhou’lhidjdjeh) nous trouva dans une de nos étapes. Quatre jours après, nous arrivions à Tripoli, où nous fîmes quelque séjour. Je m’étais marié à Syphax avec la fille d’un des syndics de corporation de Tunis ; ce fut à Tripoli que je consommai mon mariage. Je quittai cette ville à la fin du mois de moharrem 726 (commencement de janvier 1326), en compagnie de ma femme et d’une troupe de Masmoudites. C’était moi qui portais l’étendard et qui servais de chef à la troupe. Quant à la caravane, elle resta à Tripoli, de peur du froid et de la pluie.

Nous dépassâmes Meslâtah, Mosrâtah et Koçoûr Sort. En ce dernier endroit, des tribus arabes (ou bien une troupe d’Arabes, composée de gens appelés Djammâz) voulurent nous attaquer ; mais la providence les écarta et mit obstacle au mal qu’elles prétendaient nous faire. Enfin, nous nous enfonçâmes dans une forêt, et, après l’avoir traversée, nous arrivâmes au château de Barsîs l’anachorète, puis à Kobbet Sellâm (la chapelle funéraire de Sellâm), où nous rejoignit la caravane, qui était restée à Tripoli. Il survint entre moi et mon beau-père un dissentiment qui m’obligea à me séparer de sa fille ; alors j’épousai la fille d’un tâlib, de Fès. Je consommai mon mariage à Kasr Azza’âfiah, et je le célébrai par un repas auquel je retins pendant un jour la caravane tout entière.